Histoire d’une famille montreusienne
Adèle Specht ; née le 1 3 1871 Barr ; décédée le 10 7 1949 Brazey en Plaine (21) ; mariée le 28 10 1898 à Montreux Vieux avec Théodore Senninger, qui venait d’y être nommé par les chemins de fer ; il est permis de supposer que les deux jeunes gens se sont rencontrés à l’Hôtel de la Gare à Montreux Vieux : en effet, cet hôtel était tenu par Jonathan Specht, frère d’Adèle ; il serait bien surprenant que Théodore Senninger, employé des chemins de fer, n’ait pas eu l’occasion de prendre un verre audit hôtel
Après Montreux-Vieux, Théodore Senninger grimpe les échelons hiérarchiques jusqu’à devenir « Ladenmeister Direktor », c’est à dire chef du chargement des bagages à la gare de Mulhouse (le couple habite en banlieue, à Riedisheim, où naissent ses filles) ; la ligne Strasbourg-Mulhouse-Bâle est une ligne de grand prestige, la première ligne internationale du monde (puisque Bâle est en Suisse, quoiqu’en fait tout près de l’Alsace) ; la famille profite de cette extraordinaire occasion de jouer à saute-frontière (occasion fort rare à l’époque, où les frontières étaient normalement très étanches) pour offrir à ses filles de mémorables visites au zoo de Bâle, établissement dont la splendeur inégalée et les mérites incomparables demeurèrent une partie vivante de la tradition orale familiale aussi longtemps que vécurent les filles de Théodore et d’Adèle, bénéficiaires émerveillées des visites audit zoo.
La famille quitte l’Alsace en 1908 et va s’installer à Brazey en Plaine (21), où le cousin d’Adèle, Alfred Marchal, fils de Frédérique Widemann et de Gédéon Marchal, vient de fonder un tissage ; Adèle, théoriquement sans profession, sert d’infirmière bénévole au tissage, et gère en outre la « pension », petite maison à l’intérieur des murs de l’usine où étaient logées une dizaine d’orphelines employées par l’usine, dont une enfant trouvée pratiquement à l’état sauvage (« Maya », la mascotte de l’usine ; elle vivra jusque dans les années 1970 et obtiendra la médaille d’or du travail pour 45 ans au Tissage ; ce qui donne vraiment à penser qu’il aurait fallu faire une analyse sociologique des circonstances qui amenaient quelqu’un à être ouvrier ; on aurait eu de sacrées surprises ! mais cela n’a pas été fait à ma connaissance, et c’était peut-être impossible à faire étant donné la discrétion des ouvriers.)
Le couple Senninger a avec lui la mère de Théodore, dont les opinions pro-allemandes ne sont aucunement dissimulées ; elle dit à qui veut l’entendre : « Je suis allemande » ; si bien que Théodore, au sein de l’usine, est considéré comme « le Directeur allemand » ; ce qui est très problématique en France en 1908 et oblige Théodore à vivre reclus dans sa maison (elle-même située à l’intérieur de l’usine) ; heureusement pour lui, l’information ne franchit pas les murs de l’usine ; ce qui est d’ailleurs assez surprenant, car Brazey en Plaine était un tout petit village ; mais il faut tenir compte de la mentalité paysanne (les paysans de Brazey n’aimaient ni l’usine, ni ses patrons ni ses ouvriers, il y avait donc peu de communication) ainsi que de la mentalité ouvrière (une usine de l’époque était un bagne ; il n’était aucunement considéré comme normal, du moins dans une région sans tradition industrielle comme la Bourgogne, d’en devenir le bagnard ; donc, chaque ouvrier savait qu’il y avait, dans son existence, une rupture ou une anomalie qui l’avait mené là, et présumait qu’il en allait de même pour ses collègues ; pour les détails : motus et bouche cousue ; on ne cherchait pas à deviner les secrets des autres, et l’on comptait bien sur la réciproque).
Pendant la guerre de 14-18, Théodore est assigné à résidence à l’intérieur du Tissage, qui est « militarisé », c’est à dire qu’il produit de la gaze (que ses ouvriers appellent la « cingalette ») pour les blessés des tranchées.
Pendant la seconde guerre mondiale, Brazey connaît un bref exode. On part à pied avec les bagages et les vieux sur des charrettes à bras (dans le meilleur des cas). Les plus faibles sont en fait souvent laissés en arrière, que s’en est dramatique. Tel est le cas de nombreuses familles ouvrières. Adèle et Théodore considèrent donc de leur devoir de rester sur place avec les plus vulnérables des ouvriers. Adèle les rassemble et déclare : « Si notre heure est venue, nous mourrons tous ensemble ».
Les Marchal, patrons de l’usine, cachent des Alsaciens. Ce sont également des descendants de Théophile Widemann, mais par Frédérique, épouse de Gédéon Marchal.
L’usine est occupée. Théodore, qui a les réflexes et la mentalité germaniques même s’il est le contraire d’un nazi, mène les jeunes soldats à la baguette et terrorise ceux qui auraient tendance à importuner les ouvrières. Il refuse de parler allemand avec eux (bien qu’il le parle évidemment parfaitement).
Adèle soigne clandestinement les blessés de la Résistance, toujours à l’usine ( laquelle était occupée par les Allemands, je le rappelle : c’était vraiment dangereux ; Adèle et Théodore auraient fort bien pu être pris, avec pour conséquence un retour forcé au Ban de la Roche, gare de Rothau dans un premier temps, puis descente à contre-voie et fin du trajet à pied direction Natzwiller ; arrivée à l’endroit que je t’ai fait connaître, cher lecteur, en tant que cense bien sympathique habitée par d’inoffensifs fermiers neyouz ; mais, depuis ce temps, les choses ont changé et pas dans le bon sens puisque le Struthof est devenu un camp de concentration) ; l’on peut s’étonner que personne n’ait prévenu la Résistance que ses blessés étaient soignés chez « le directeur allemand » ; la vérité, c’est que les paysans n’en savaient rien (comme je l’ai dit, le Brazey du Tissage et le Brazey des paysans étaient deux mondes étanches) et que les ouvriers savaient fort bien qu’aucune dénonciation n’était à attendre de la part du couple Senninger ; l’usine ( bien qu’ occupée par l’ennemi et de plus dirigée par le « Directeur allemand ») , se révéla un excellent refuge pour ces blessés ; à quoi cela aurait-il servi de les terroriser en leur révélant qu’ils étaient en plein dans la gueule du loup ?
Théodore Senninger obtint la nationalité française à la libération.