Une quarantaine de forçats à Montreux-Vieux.

Une quarantaine de forçats à Montreux-Vieux.


Nous avons assisté jeudi à un étrange spectacle, capable d’émouvoir les philosophes qui se sont donné mission d’étudier les mœurs et de sonder les plaies de l’humanité. Une huitaine de gendarmes et autant de soldats armés conduisaient à la gare une quarantaine de forçats marchant en colonne et attachés deux par deux à l’aide de chaînettes cadenassées aux poignets. Six de ces malheureux étaient en outre reliés ensemble par une forte chaîne.

Ces individus sont des Alsaciens qui avaient opté pour l’Allemagne et que le gouvernement français a ramenés de Cayenne pour les livrer au gouvernement allemand. La force armée, qui les conduisait à la gare, les a acompagnés jusqu’à Montreux-Vieux, où ils ont été mis entre les. mains de la gendarmerie prussienne.

Le costume de ces forçats .était celui ci : coiffure : chapeau de paille; vêtement : vareuse et pantalon de coutil gris. ILs portaient de la main qui était libre de petits sacs ou des mouchoirs noués paraissant contenir du linge. Il y en avait parmi eux qui sont très-âgés. Plusieurs marchaient la tête baissée; quelques-uns avaient l’air insolent.

C’était, nous a-t-on dit, le 5e ou le 68 cortège de ce genre qui a été expédié dans les landes de la Poméranie. En échange, la France a reçu un certain nombre de pensionnaires d’Ensisheim, nés en France, qui ont été internés à Clairvaux ou ailleurs.

Il nous semble que le traité de Francfort aurait pu, sans froisser aucune convenance diplomatique, ne pas être appliqué à cette catégorie d’individus. La loi française les a éloignés de la société non comme des Alsaciens, mais comme des voleurs.

Elle frappe d’habitude indistinctement ceux qui se rendent coupables de ses sévérités sans se soucier de leur nationalité. Si, par exemple, la cour d’assises de Vesoul condamne un misérable d’origine prussienne  conduira-t-on le condamné à la frontières ? Non. Ne devrait-il pas en être de même pour ceux que nos tribunaux ont frappés avant l’annexion? On pouvait nous éviter des spectacles de ce genre, qui n’ont rien de bien attrayant.

Il y a quelque temps, un de ces forçats, très-âgé, a dû être transporté à l’hôpital sur une civière, vu son état maladif. Il est mort deux jours après,

Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire /  24 septembre 1873

A propos de la remise aux autorités russes, par les généraux japonais, des forçats de Sakhaline, nous avons publié déjà une intéressante communication qui fixe le « droit des gens » en la matière. Voici une nouvelle réponse qui illustre la théorie en évoquant d’anciens et péni bles souvenirs :

Belfort.

Mon cher confrère,

Je lis à Belfort, où je me trouve en ce moment, votre entrefilet relatif aux Japonais prenant Sakhaline et en « épurant » les forçats qui s’y trouvent pour les rendre aux Russes. Vous demandez si le droit des gens prévoit le cas. Il existe tout au moins un précédent qu’un souvenir local de la guerre de 1870-1871 me permet de vous signaler. Le 18 septembre 1873, la population belfortaine assistait à un étrange spectacle. Huit gendarmes et autant de soldats armés conduisaient de la prison à la gare une quarantaine de forçats marchant en colonnes et attachés deux à deux par des chaînes. Ces individus étaient des Alsaciens ayant opté pour l’Allemagne et ramenés de Cayenne par le gouvernement français pour les livrer au gouvernement allemand. La force armée qui les encadrait les accompagna jusqu’à Montreux-Vieux, où ils furent remis aux autorités prussiennes. Ce cortège était le sixième de ce genre. Comme les autres, il fut expédié dans les landes de Poméranie. En échange, la France reçut un certain nombre de pensionnaires de la maison de détention d’ Ensisheim, nés en France, et qui furent internés à Clairvaux ou ailleurs. Vous voyez, mon cher confrère, que les Japonais n’ont pas institué une procédure nationale en se débarrassant des forçats trouvés dans les bagnes de Sakhaline. Cordialement à vous. Georges Spitzmuller.

Sources : Le Figaro 21 août 1905