LA SUPPRESSION DES PASSEPORTS

En Alsace-Lorraine LA SUPPRESSION DES PASSEPORTS (Dépêches de nos correspondants) Belfort, 1er octobre. ■ Il faut être Alsacien soi-même, éloigné du sol natal et séparé de ses amis d’enfance depuis plusieurs années, pour apprécier à sa véritable valeur le répit qui laisse de nouveau l’entrée de l’Alsace entièrement libre. C’est dans nos pays .frontières le sujet de toutes les conversations, et tout naturellement on ne parle guère d’autre chose. Dans le train que j’ai pris ce matin à Belfort, dans mon compartiment absolument complet, les voyageurs se montrent légèrement sceptiques: « Vous verrez que cela ne durera pas, dit l’un, et que bientôt les passe ports seront remis en vigueur.» « Sans compter, ajoute un autre, que les Allemands ne vont pas nous laisser passer la frontière sans prendre nos noms, sans voir tous nos papiers, sans nous fouiller même si besoin. » Brochant sur le tout, un troisième affirme, et dit tenir de source certaine, que le régime du bon plaisir va succéder à l’arbitraire ; qu’on laissera passer un tel pour interdire le passage à tel autre, suivant qu’il plaira à messieurs les Allemands.  A l’avouer franchement, personne n’est rassuré outre mesure, et c’est sans que nous y prêtions la moindre attention que défilent à nos portières le fort des Perches, les ouvrages de Chevremont et de Vezelois, qui gardent en sentinelle avancée notre extrême frontière. A 7 heures 10, au Munsteroll alles Aussteiger, nous sommes sur le territoire allemand, et tous les voyageurs doivent descendre sur le quai. .  Le chef de gare, avec sa haute casquette rouge, les employés, dans leur tunique hermétiquement boutonnée, sourient a la vue  des voyageurs : il y a longtemps qu’ils n’en ont plus vu passer autant à la fois. On nous introduit dans la salle affectée à la visite douanière, où placidement les employés s’acquittent de leur mission. . Un seul gendarme est là, qui parait tout heureux de n’avoir rien à faire qu’à regarder le défilé des voyageurs. Quant au terrible commissaire qui hier soir encore inspectait ces derniers du haut en bas, les interrogeait d’une voix impérieuse, examinait minutieusement leurs passeports, il est, paraît-il, en train de boire sa tasse quotidienne de café au lait.  De questions point, de fouilles dans nos poches moins encore; rien absolument que la peine de passer dans les salles d’attente jusqu’au départ du train. Nous nous regardons tout ahuris… Quoi, c’est tout?… Nous sommes libres déjà, sans qu’on nous ait rien demandé ? Le gendarme de service, interviewé, déclare que jusqu’à présent aucun ordre n’est parvenu, autre que celui de laisser passer les voyageurs.» Ce qui paraît certain, par contre, c’est que si, à la frontière, personne ne doit être inquiété, la surveillance, une surveillance de tous les instants, sera pratiquée désormais dans tout le Reichsland. La police depuis quelques années a d’ailleurs été doublée, et il sera bien difficile à un étranger de passer inaperçu en Alsace-Lorraine. Aussitôt signalé par les agents secrets, les mouchards, les gendarmes, ou la police communale, il sera tenu à l’œil et embarqué de force dans le premier train en partance pour la frontière, à la moindre parole ou au moindre geste suspect. Voilà, il faut qu’on le sache bien, dans quelles conditions l’entrée de l’Alsace est libre. Je n’avais plus rien à faire à la gare de Montreux-Vieux, et après une courte excursion dans le village, où je ne rencontre d’autre fonctionnaire allemand qu’un deuxième gendarme qui me regarde fixement en passant à côté de moi, je reprends, à pied cette fois, le chemin de la gare de Petit-Croix; la distance qui la sépare de Montreux-Vieux n’est d’ailleurs que de quelques cents mètres, coupés par le  Saint-Nicolas, petit cours d’eau qui sert à cet endroit de limite territoriale. C’est à l’entrée du pont jeté sur cette rivière qu’il y a deux ans, le jour de la fête nationale, fut élevé un arc de triomphe portant,- du côté français, cette inscription : « Ici finit la liberté, n’oubliez pas vos passeports », et du côté allemand cette autre : « Entrée libre ». , L’histoire fit même pas mal de bruit à l’époque. A Belfort, où mon train me ramène à dix heures, une foule compacte se prépare à prendre le convoi à destination de Mulhouse. Il faudra même y ajouter des voitures supplémentaires. Dimanche, ce sera un véritable encombrement. ….

Sources : Le Petit Journal 2 octobre 1891

Les passeports sont abolis depuis hier et comme il fallait s’y attendre des deux côtés de la frontière, les populations se sont empressées de profiter de la libre entrée qu’on craignait de voir perdue à jamais.

Dans les familles qui comptent de leurs membres séparés par la frontière, on a joyeusement fêté celte réunion qui depuis trois ans et demi était devenue sinon impossible du moins des plus difficiles. Entre Belfort et Mulhouse tous les trains étaient remplis ; il a même fallu ajouter des voitures supplémentaires.

La moyenne des voyageurs passant à Montreux-Vieux était de 250 à 275 sous le régime  des passeports.

Hier elle a été de 450 et l’on s’attend à la voir augmenter encore. Ce sont, en elfet, surtout les habitants de la région frontière qui n’ont pas voulu attendre plus longtemps pour se rendre mutuellement visite; car il faut dire que le nombre des voyageurs se rendant d’Alsace en France s’est aussi ressenti de l’abolition du passeport.

L’obligation du passeport est, en effet, remplacée par un régime de liberté complète. La surveillance est peut-être plus active, mais les voyageurs ne s’en aperçoivent guère et passent sans être ni questionnés ni inquiétés d’aucune façon.

Les directs de Paris étaient pour ainsi dire pleins, et la majorité des voyageurs se rendait en Alsace; aussi les jours suivants la Compagnie de l’Est fera-t-elle bien de leur donner un nombre de voitures un peu plus considérable. Quoique l’administration du chemin de fer impose le silence à ses employés, dans un but que nous autres profanes, nous ne saisissons pas, nous avons appris que dans les autres gares frontières l’augmentation des voyageurs a été dans les mêmes proportions qu’à Montreux-Vieux. Dans certaines même le nombre a triplé, surtout en Lorraine. C’est ainsi qu’à Novéant 1200 personnes ont franchi hier la frontière, au lieu de 400 le 30 septembre.

On voit par ces données les résultats que promet la suppression du passeport pour la prospérité du pays.

Un hôtelier d’une station balnéaire des Vosges dont, comme c’est généralement le cas, la clientèle a tant souffert du passeport, me disait hier :

— Quel dommage que cette suppression du passeport ne soit pas venue six mois plus tôt !

Sources : Express 2 octobre 1891